Je vous ai déjà parlé de la petite colère qui monte, qui monte, et à la fin j’en fais un TTFO et après ça va mieux.
Dans un temps très court, j’ai écouté cette série de podcasts de Business Wars sur Elon Musk, regardé The Defiant Ones sur Jimmy Iovine et Dr. Dre, vu la série WeCrashed sur Adam Neumann, et soudainement j’ai eu envie de mettre le feu mais sans savoir exactement pourquoi.
Et puis j’ai su pourquoi.
Attention hein, j’ai rien contre certains d’entre eux (j’ai beaucoup contre certains d’entre eux aussi), c’est pas le sujet.
Mais.
C’est.
Toujours.
La.
Même.
Histoire.
Homme. 90% du temps blanc. Brillant. Un peu chelou. A une idée. Tout le monde croit qu’il est fou. On lui dit qu’il n’y arrivera jamais. Mais il avait raison. Il fait le truc envers et contre tous. Il agrège des gens autour de lui, qui le suivent comme un gourou. Il réussit quelque chose de révolutionnaire.
Et hop, à chaque fois, une petite pierre de plus à l’édifice du mythe du génie, l’un des mythes les plus tenaces et les plus destructeurs de notre société, qui infuse de sa toxicité la création, la tech, le business, tout, partout.
Mais pourquoi s’énerver ? me demandé-je à moi-même (car l’écriture de newsletter est un acte solitaire alors il faut se tenir compagnie). Glad I asked.
Parce que le mythe du génie efface la fabrique du génie
Le mot “génie” évoque l’idée de quelque chose de soit profondément naturel, quelque chose d’indéniable, d’inéluctable (là je ne vous cite pas Kant, my pleasure), qui est comme ça, soit même quelque chose de surnaturel, une inspiration qui viendrait d’en-haut, d’ailleurs.
Il y aurait des gens nés génies, destinés à s’élever et à se placer au-dessus des mortels par leur simple talent. Loin de moi l’idée de nier la brillance de certains gens hein. Mais on l’a tous·tes vu passer, ce meme qui rappelle que les self-made billionnaires dont on admire la ténacité ne sont, pour aucun d’entre eux, partis de zéro.
Et cette fabrique du génie opère tout au long de la vie. Elle commence par les écoles dans lesquelles ils vont, les copains avec qui ils jouent au bac à sable ou font des frat party, les personnes qui choisissent des les mentorer, de les valider, de les embaucher, de les manager, de les augmenter, d’investir dans leurs idées ou leur accorder des prêts, d’écrire des articles sur eux, de faire des docus sur eux, à les inclure dans l’Histoire avec un grand H alors que d’autres en sont exclu·es. Je ne vous ressors pas les études qui rappellent que les gens ont tendance à reconnaître le talent dans les gens qui leur ressemblent, à faire davantage confiance aux personnes de leur milieu, à voir certains comportements comme étaient des preuves de brillance chez certains et de folie chez d’autres.
Le génie se construit dans le regard des autres, il est un privilège qui se donne entre gens privilégiés, qui s’entretient, il n’est pas un donné.
Parce que le mythe du génie excuse les conduites problématiques.
Et bienvenue dans la séquence “séparer l’homme de l’artiste”.
Livrés en package avec le “grand génie”, il y a quand même extrêmement souvent un ou plusieurs de ces ingrédients magiques :
alors oui, vous comprenez il était tellement exigeant, il poussait ses collaborateurs à bout mais d’autres le soutenaient car c’était une chance de bosser avec lui (ça va de Jobs et Musk (tenez voilà sa dernière toute fraîche) à Claude François cette histoire)
alors oui, il aimait les femmes, que voulez-vous, c’était un grand séducteur, alors oui certaines se sont plaintes de harcèlement, de viol, d’agression, d’emprise, mais c’est de l’ingratitude, elles avaient de la chance de côtoyer le génie (je vous re-recommande ce podcast sur Picasso qui traite d’absolument tous ces sujets, l’autre exemple en P vous l’avez aussi).
alors oui il avait des comportements un peu étranges, aujourd’hui on dirait une santé mentale défaillante mais on met quand même si facilement des étiquettes, c’est juste que voilà, il puisait sa créativité dans le malheur/la drogue/le délire/la colère, etc.
alors oui, il a fait quelques trucs pas très très légaux, mais vous voyez, ça serait dommage de limiter le potentiel de cette personne à cause de deux-trois dérisoires considérations comme LES LOIS ou LES IMPÔTS.
alors oui, il a délaissé sa famille, a pondu des enfants à la pelle dont il ne s’est jamais occcupé, qu’il n’a parfois même pas reconnus, mais que voulez-vous, ces basses tâches ne sont pas du domaine du génie (car c’est un truc de meuf)
Ces motifs en deviennent tellement répétitifs que j’en viens à me demander s’ils ne sont pas, plutôt que des dommages collatéraux qu’on pardonne trop facilement, en fait consubstantiels au génie, qui serait beaucoup moins intéressant, qui ne serait pas génie s’il n’avait pas sa part d’ombre.
Et oui, vous l’avez reconnu ce package, parce que dans sa version à peine diluée, il est là, dans certaines entreprises, sous la peau souvent d’un top-manager brillantissime à qui l’ont pardonne ses “écarts”, parce que, vous comprenez…
Parce que la plupart du temps, ce sont juste de belles histoires
Dans le génie, il y a toujours le concept de l’illumination, de l’inspiration tombée du ciel, de ce truc que cet humain comprend, d’un coup, que personne d’autre n’a compris.
L’eurêka, le “aha moment” aussi est un mythe. Dès que des chercheurs se sont penchés sur des illuminations célèbres, comme celle de Darwin quand soudain il aurait capté la Sélection Naturelle en lisant Malthus, ils ont compris que c’était faux. Dans le cas de Darwin, ils ont analysé des kilos de ses carnets, et l’intégralité de la théorie en question était déjà là 20 ans avant, et il a encore mis des années après la révélation, à la formuler. Il a juste, un jour, commencé à relier les points.
C’est normal, c’est humain, on a toujours tendance à raconter les choses a posteriori de façon linéaire, comme une suite logique qui arrive à une évidence. Notre cerveau aime donner du sens à nos errances, et en tant que consommateur·ices de ces histoires, on préfère qu’elles nous parlent de destin que de coups de chance.
Mais le storytelling du génie omet toujours à la fois le bordel que c’est, les idées, ce processus foutraque et jamais linéaire, et aussi, évidemment, le travail colossal qu’il faut a pour amener l’idée brillante à son exécution (je ne vous cite pas du Nietzsche là, de rien) qui est, au final, ce qui fait la différence.
Bref, tout ça pour dire que le mythe de l’eurêka, qui lui-même sous-tend le mythe du génie… eh bien c’est très probablement très souvent juste du storytelling un peu biaisé. Si vous voulez en savoir plus, il y a plein de trucs intéressants dans ce Ted Talk (Mag me signale qu’en plus d’un an de TTFO on n’avait jamais encore partagé de Ted Talk, prouesse).
Parce que ça décourage les autres formes de talent, et de réussite
Evidemment, le monde n’est pas imprégné uniquement du mythe du génie (et, s’il était besoin de le préciser, tous les gens brillants ne rentrent pas dans le cliché susmentionné). Les motivational quotes regorgent d’encouragements à persévérer, à échouer et à se relever, à ne pas oublier que le succès c’est 99% de transpiration et 1% d’inspiration (franchement je comprends pas pourquoi aucune marque de déo ne s’est emparée de ce truc).
Mais pourtant, il est là, ce mythe du génie et il pollue tout et surtout les gens. Il place dans les têtes cette petite musique qui dit que si l’on n’est pas d’emblée excellent·e à quelque chose, ben ça sert à rien de continuer, parce que bon Mozart, déjà, à quatre ans… Il donne un avantage injuste à celleux qui savent se raconter, storyteller leurs réussites (et même leur absence de) quand d’autres charbonnent dans le noir. Il fait douter, rabaisser celleux qui ne rentrent pas dans le cadre parce que trop femmes, trop pas blancs, trop pas valides, trop sain·es, trop timides et j’en passe (je vous recommande à ce sujet la formidable interview de Lolita Pille dans le podcast On Peut Plus Rien Dire, vous savez la meuf qui a pondu un roman à 19 ans et à qui on a surtout posé des questions sur l’âge de sa première fellation).
Ce mythe est éclaté au sol, ce mythe est construit, ce mythe est injuste et puant.
Il est temps de s’en débarrasser.
Ça commence par le traquer. Voir comment et où il se raconte et s’installe. Puis laisser la place à d’autres voix, d’autres récits. Et s’autoriser à ne pas y correspondre, parce qu’en fait on s’en fout.
Bisous,
Sev
Y'a aussi ce comique de génie mais qui avait pompé tous ses sketches, mais c'est pas grave il est drôle. Comment il s'appelle déjà ? Glad you asked ;)