Après le dernier post, j’avais promis des memes. Puis j’ai plutôt eu envie de réfléchir sur la glorification de la souffrance dans le monde du travail. Mon sens du fun n’a pas de limites.
“Je peux pas, je suis trop heureuse”.
— Ma prof de français au lycée, quand quelqu’un lui a demandé si en plus de lire des livres, elle en écrivait.
Alors trois choses.
D’une part, c’est pas très gentil d’étaler son bonheur poisseux à la face acnéique d’adolescents de 1ère L a priori dépressifs/torturés/inquiets pour leur avenir ou tout à la fois.
Ensuite, c’était faux, elle était pas trop heureuse, elle était surtout maxi-chiante.
Enfin, et c’est le sujet qui m’amène, mamène, de tous les trucs qu’elle pu raconter et que j’ai appris par coeur pour le bac en un an de cours, c’est cette unique phrase dont je me souviens, et à laquelle je repense. Souvent.
Je sais pas pourquoi, mais cette question de la souffrance comme pré-requis à la création, ça me travaille, surtout depuis que j’y travaille, dans les industries créatives. Alors sans prétendre à une once de réflexion ou de connaissance philo (because, as mentioned ci-dessus, j’ai tout oublié), j’attaque. Comme Louise.
Ça sent le souffre
Parce que, hein, avouons-le nous, s’il y a bien un truc que produit notre secteur, à part des idées, c’est de la souffrance. Les stories de BTA par exemple nous racontent, boîte après boîte, la même histoire (saupoudrée selon les endroits d’une touche d’agression sexuelle et/ou de pure perversité, pour varier) de machines huilées, dont le fonctionnement consiste à broyer de l’humain pour produire de la créa à la chaîne pour des clients de toute façon mécontents.
Alors bien évidemment ça ne sert à rien de se la péter, des secteurs qui abîment les gens, y’en a plein, pour plein de raisons. Et bien évidemment, toutes les boîtes dans notre secteur ne détruisent pas les gens. Et bien évidemment, même les boîtes qui font de leur mieux peuvent, parfois, produire de la souffrance. La question est plutôt celle de ces endroits où elle est structurelle.
Et là, ce qui est intéressant, c’est la dialectique de la souffrance, tous les mécanismes ouverts ou pernicieux qui la justifient, l’instrumentalisent, et parfois même la glorifient.
J’ai utilisé le mot dialectique complètement au pif, ça s’est vu ?
Car globalement, dans les métiers créatifs, les structures qui créent de la souffrance, articulent leur emprise plus ou moins toujours autour du même triptyque (oui, j’ai galéré sur la place du y, TMTC) :
l’avant : ça a toujours été difficile, c’est comme ça
l’ailleurs : c’est pire ailleurs
la hype : nan mais on fait quand même un métier cool
Et en fait je n’arrive pas à m’arracher de l’idée que tous ces arguments de merde ne tiendraient pas une minute, même pas une seconde, si au fond, tout au fond de nous, on pensait pas collectivement que quand même, la souffrance c’est bien.
Pas “bien” dans le sens que c’est fun, sexy ou même enviable, on n’est pas dans Fifty Shades, mais dans le sens où c’est nécessaire. Comme une validation du fait qu’on est en train de réaliser quelque chose. Qu’on fait mieux, ou de notre mieux. Qu’on mérite.
Personne n’aime (David) douiller
Personne n’est, jamais, responsable d’être placé·e dans une situation de souffrance au travail. Il y a des milliards de raisons — l’emprise, le chantage, le besoin de gagner sa vie, l’envie de bien faire, parmi d’autres — qui font qu’on peut être forcé·e d’accepter des situations anormales.
Et pourtant pour que tout ça perdure, il est possible que ça soit parce que chacun d’entre nous a en lui/elle un·e petit masochiste qui lui fait se dire qu’au fond, ça va forcément servir à quelque chose non, que ça endurcit, que si ça ne tue pas ça nous rend plus fort, tout ça.
C’est pas pour rien que tant de gens portent leur souffrance, passée ou présente, comme un badge. En faisant des stories pour montrer qu’on est en charrette. En disant “j’suis sous l’eau/au bout de ma vie/au fond du seau” à qui veut l’entendre (et même qui veut pas, hein). En parlant de ces boîtes “ou on trime mais qui sont de formidables écoles”. Faut douiller mais pas craquer en revanche : le burnout c’est tabou.
Comme si on ne méritait pas une réussite, un succès, si on n’avait pas souffert pour l’obtenir. C’est vicieux, parce que c’est le fondement de l’immense bizutage sectoriel qu’est cette phrase que je hais de tout mon coeur “Non mais ça va, on a tous trimé c’est comme ça”, qui est généralement livrée en package avec un point de vue sur la nouvelle génération qu’en branle pas une.
Nivellement par le bas
Je nivelle pas par quatre chemins : cette rhétorique (oui j’ai galéré sur la place du h, voilà vous savez tout) me met en furie.
C’est la même qui amène des cadres au bord du burnout à dire que franchement les 35h c’est de la merde parce qu’elleux font plus, alors bon, pourquoi les autres feraient moins. C’est la même qui érige les infirmières en modèles absolus (jusqu’à ce qu’il faille les payer décemment) qui justifieraient que les autres arrêtent de se plaindre.
Elle est où notre empathie d’espèce supérieure, quand on applique un modèle “si y’en a qui souffrent, pourquoi les autres l’auraient meilleure hein ?”, alors qu’on pourrait collectivement se dire qu’on aurait toustes à gagner que j’sais pas… les gens qui douillent, douillent moins ?
Alors oui, le monde de la com a été dur, brutal, on y lâchait sa santé et les meilleures années de sa vie. TOPITO. Mais est-ce qu’on peut en vouloir aux personnes de 22 ans qui débarquent de ne pas vouloir accepter ces règles ? Au fond, peut-être que quand quelqu’un qui n’a rien fait, rien prouvé, nous regarde dans les yeux en nous disant que non, iel bossera pas ce week-end, on se sent surtout un peu con parce qu’en fait, c’était pas plus compliqué que ça ?
La culture du dur
Et quand on y pense, cette culture de la souffrance, elle est très, très française.
On n’est pas les seul·es, hein, Nietzsche toussa, mais qu’est-ce qu’on y est fort·es, à notre façon bien à nous.
Est-ce que c’est nos fameuses racines chrétiennes, qui nous apprennent que nos vies sont là pour subir un prélèvement à le source du kif, qu’on est globalement là pour trimer parce qu’on a un truc à payer, qu’on n’avait qu’à pas déconner y’a quelques générations ?
Est-ce que c’est notre vision de l’art, qui depuis au moins le Romantisme, nous a fait croire qu’aucune grande oeuvre ne naît hors d’une profonde souffrance ? “On ne fait pas de bonne littérature avec de bons sentiments”, a dit Gide. De là découlent plein de clichés tout pourris, comme celui du grand génie, de l’artiste, qui est foncièrement talentueux et dont il faut séparer l’homme parce que son art pardonne sa cruauté. Il y a aussi le cliché du processus créatif comme étant un processus de souffrance, de déchéance (cf. la prof de français). Parce que ça fait des belles histoires, des histoires qui restent. C’est plus épique, des Rimbaud et des Baudelaire que l’art consume et déchire, qu’un Victor Hugo qui s’asseyait à sa table tous les matins pour écrire, avant d’aller vaquer à ses activités. Puis y’a le cliché de la vocation, l’idée que pour certains métiers, ce qu’on fait ce n’est pas vraiment un travail, c’est un appel, un sacerdoce, et donc que ça serait bien bas d’exiger des conditions décentes (cf. les infirmières). C’est très français de se dire que la création n’est pas un travail mais une vocation, ça justifie l’injustifiable et ça rend en plus absurde toute prétention à avoir une vie à côté, tout bénef.
Est-ce que c’est notre vision de l’économie et de l’entreprise ? Ce déchirement entre une culture de la protection et de l’assistance et une vision libérale dominante ? L’idée qu’on a assez rigolé depuis le Front Pop, ça va, et qu’il va falloir faire des efforts. L’idée que pour être compétitif, faut se serrer la ceinture. L’idée que si on donne trop de confort aux gens, alors ils foutront plus rien.
Est-ce que c’est notre vision de l’école ? L’idée qu’on a tous·tes, ancrée, qu’il faut travailler dur. Dur signifiant = le plus intellectuel, le plus scientifique, le plus longtemps possible. La sanction des notes. L’idée que si on ne fait pas de bonnes études, on n’arrivera à rien. Ce qui amène quand même à une épidémie actuelle de gens en BAC+5 qui se lancent dans un CAP après 10 ans de taf derrière un bureau. Non mais quand même, on a un truc exceptionnel et bien à nous qui incarne exactement ça : LA PRÉPA. Voie d’excellence, sans équivalent ailleurs. Qui consiste à se faire fouetter pendant deux ans à coups d’heures de travail improbables, de notes catastrophiques et de rappels quotidiens d’à quel point on est nul·le. Notre antichambre de la grandeur, c’est de se faire maltraiter.
Et ne me lancez pas sur notre vision de la bouffe. Notre vision du sport. Notre vision de la mode. Notre vision de la beauté. Il y a toujours chez nous une séparation entre celleux qui sont prêt·es à “souffrir pour” et les autres, ces grosses flemmasses. A tel point qu’on est capable de se sentir coupable de kiffer.
“La vie n’est pas simplement une petite annexe du travail”
C’est un certain François M. qui a balancé ça, si je ne m’abuse, à la tête de VGE en 1981 lors du débat de l’entre-deux-tours (autrement plus classes les débats à l’époque hein).
Non, hein, non, le travail ne justifie pas de souffrir. Vraiment pas. L’amour, c’est pas sûr. L’art, y’en a qui débattent. Mais le travail, non, pas du tout. Se dépasser, carrément, s’épanouir, se challenger, super, mais souffrir, non.
Alors une génération entière est en train de redéfinir son rapport au travail. Parce qu’en vrai, avec une planète qui brûle, l’exemple décourageant des parents, des perspectives plus sombres que le dernier Batman, c’est le choix logique. Qui a envie de donner sa vie à son taf quand tout part en vrille ?
Le status quo s’émiette petit à petit, car le status quo repose sur l’acceptation de la majorité. On avance un peu à chaque personne qui refuse l’avant, que ça a toujours été comme ça, alors que globalement le progrès c’est de remettre en question le passé, à chaque personne qui refuse que ça soit pire ailleurs, alors que globalement, le progrès c’est de niveler par le haut, à chaque personne qui refuse la hype, alors que globalement le progrès c’est de différencier ce qui compte et ce qui ne compte pas.La rupture d’acceptation, c’est quelques personnes qui disent non, c’est quelques entreprises qui veulent faire mieux (coucou The Good Company), et puis ça devient un mouvement.
Bref, tout ça pour dire, ne vous en voulez jamais de refuser de souffrir. Vous avez le droit de kiffer.
Merci d’être venu·es à mon Ted Talk/Meeting de campagne, n’oubliez pas de voter dimanche.
Bisous,
Sev